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Homélie du Frère Christian de Chergé – Jeudi Saint 31 mars 1994

Le « martyre » de la charité

 

Christian de Chergé. 31 mars 1994, jeudi saint

Lavement des pieds, la coupe et le pain partagés, la croix… un seul commandement d’amour, un seul TÉMOIGNAGE. Voici le témoignage de Jésus, son « testamentum », en grec « marturion », le « martyre» de Jésus…

Il aura fallu attendre le XX siècle finissant pour voir l’Église reconnaître le titre de martyre à un témoignage moins de foi que de charité suprême : Maximilien Kolbe, martyr de la charité… Pourtant c’est écrit, et nous venons de l’entendre à nouveau : « Ayant aimé les siens, il les aima, tous, jusqu’à la fin, jusqu’à l’extrême… », l’extrême de lui-même, l’extrême de l’autre, l’extrême de l’homme, de tout homme, même de cet homme-là qui, tout à l’heure, va sortir dans la nuit après avoir reçu la bouchée de pain, les pieds encore tout frais d’avoir été lavés.

Le témoignage de Jésus jusqu’à la mort, son « martyre », est martyre d’amour, de l’amour pour l’homme, pour tous les hommes, même pour les voleurs, même pour les assassins et les bourreaux, ceux qui agissent dans les ténèbres, prêts à vous traiter en « animal de boucherie » (Ps 49), ou à vous torturer à mort parce que l’un des vôtres est devenu l’un des « leurs ». Pourtant il avait prévenu : « Si vous n’aimez que vos amis, que faites-vous là d’extraordinaire ? Même les païens (les Kouffâr) en font autant ! ».Pour lui, amis et ennemis se reçoivent d’un même Père : « Vous êtes tous frères ! ».

C’est que le martyre d’amour inclut le pardon. C’est là le don parfait, celui que Dieu fait sans réserve. Si bien que laver les pieds, partager le pain, donner sa mort et pardonner, c’est tout un et c’est pour tous : « Pour vous, et pour la multitude, en rémission des péchés ». Et c’est le lieu de la plus grande liberté, parce que c’est là que le choix du Fils coïncide complètement avec le choix d’amour du Père. Alors oui, il peut le dire :

« Ma vie, nul ne la prend, mais c’est moi qui la donne ! ». Elle est donnée une fois pour toutes, à Judas comme à Pierre, aux deux larrons à ses côtés comme à Marie-Madeleine et Jean au pied de la croix, comme à sa propre mère. C’est son dernier mot, sa « suprême consigne », « faire de l’amour de l’homme le test, le critère, la pierre de touche de l’amour de Dieu » (Maurice Zundel).

Donner sa vie par amour de Dieu, à l’avance, sans condition, c’est ce que nous avons fait… ou du moins ce que nous avons cru faire. Nous n’avons pas demandé alors ni pourquoi ni comment. Nous nous en remettions à Dieu de l’emploi de ce don, de sa destination jour après jour, jusqu’à l’ultime.

Hélas ! Nous avons tous assez vécu pour savoir qu’il nous est impossible de tout faire par amour, donc de prétendre que notre vie soit un témoignage d’amour, un « martyre » de l’amour. « Le génie, c’est d’aimer, écrit Jean d’Ormesson, et le christianisme est génial. » C’est exact, mais moi je ne le suis pas!

D’expérience, nous savons que les petits gestes coûtent souvent beaucoup, surtout quand il faut les répéter chaque jour. … Nous avons donné notre cœur « en gros » à Dieu, et cela nous coûte fort qu’Il nous le prenne au détail. Prendre un tablier comme Jésus, cela peut être aussi grave et solennel que le don de la vie… et vice versa, donner sa vie peut être aussi simple que de prendre un tablier. Nous le redire quand les gestes ou les déplacements du quotidien d’amour deviennent lourds de cette menace qu’il faut aussi partager avec tous.

D’expérience, nous savons qu’il est plus facile de donner à celui-ci qu’à celui-là, d’aimer tel frère, telle sœur, plutôt que tel(le) autre, même en communauté.

Pourtant la conscience professionnelle du médecin, le serment qu’il a prêté, le conduisent à soigner tous les malades, « même le diable », ajouterait frère Luc. Et notre serment professionnel, à nous, religieux (notre baptême déjà!), ne nous lie-t-il pas à les aimer tous, « même le diable », si Dieu nous le demandait ? Qu’en faisons-nous ? C’est ce que nous avons voulu dire en refusant de prendre parti ; non pour nous réfugier dans la neutralité qui se lave les mains – elle est impossible -, mais pour rester libres de les aimer tous, parce que c’est là notre choix, au nom de Jésus et avec sa grâce. Si j’ai donné ma vie à tous les Algériens, je l’ai donnée aussi à « l’émir » S.A. Il ne me la prendra pas, même s’il décide de m’infliger le même traitement qu’à nos amis croates. Pourtant je souhaite vivement qu’il la respecte, au nom de l’amour que Dieu a aussi inscrit dans sa vocation d’homme. Jésus ne pouvait souhaiter la trahison de Judas. L’appelant encore « ami », il s’adresse à l’amour enfoui. Il cherche son Père dans cet homme. Je crois même qu’il l’a rejoint.

D’expérience, nous savons que ce martyre de la charité n’est pas l’exclusivité des chrétiens. Ce témoignage, nous pouvons le recevoir de n’importe qui, comme un don de l’Esprit. Derrière toutes les victimes que le drame algérien a accumulées, qui peut savoir combien de « martyrs » authentiques d’un amour simple et gratuit ? On pense à cet homme qui l’autre jour a sauvé la vie d’un policier blessé, près de Notre Dame d’Afrique. Peu de jours après, il devait payer ce geste de sa propre vie. Et ce musulman bosniaque qui a sauvé ses compagnons de chantier, il risquait bien sa vie, lui aussi. Plus haut dans le temps, je ne peux oublier Mohamed qui un jour a protégé ma vie, en exposant la sienne…et qui est mort assassiné par ses frères parce qu’il se refusait à leur livrer ses amis. Il ne voulait pas faire le choix entre les uns et les autres. Ubi caritas…Deus ibi est !

Nous voici ramenés au témoignage de Jésus, à son martyre : « pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis…Vous êtes, vous, mes amis ! ».Ce témoignage, nous l’accueillons avec la conscience que « l’esprit est prompt, mais la chair est faible ». c’est bien pourquoi il nous laisse sa chair à manger, à assimiler, comme le Pain de notre témoignage…